L’expérience de David Auerbach

David Auerbach a réalisé son expérience durant son année sabbatique, en 1992, au Center for Water research à l'University of Western Australia. Il définit ainsi l'effet Mpemba : l'eau chaude surfusione très faiblement avant de congeler alors que l'eau froide surfusione jusqu'à de très basses températures (fort degré de surfusion) avant de congeler spontanément. Ce scénario aurait lieu le plus souvent pour des températures comprises entre -6°C et -12°C.

D'après Auerbach, la surfusion expliquerait principalement l'effet Mpemba. Selon lui, la température la plus basse de surfusion avant la congélation spontanée dépendrait de plusieurs facteurs : le volume de fluide (par exemple, Tf=-34,5°C pour de petits volumes contenus dans des capillaires), le temps (plus le temps passe, plus la température diminue), l'agitation mécanique (qui doit être minimale), le degré d'inclinaison du récipient (température très basse pour un angle de 60°), les frottements (rompant la métastabilité), l'existence de champs (électrique, magnétique, de pesanteur), les mouvements de fluide (de convection), la température ambiante, la pureté de l'eau et la quantité de gaz dissout. Auerbach s'est plutôt préoccupé du volume, du temps, des frottements et des mouvements de convection. Il a d'ailleurs pu constater que le temps n'assure aucunement que la température de congélation soit prévisible, c’est-à-dire que la température de congélation n’est pas fonction du temps comme y pourrait l’être de x par une simple application f(x). Et c'est d'ailleurs sur la nature statistique des quantités de temps et de température qu'il s'est basé pour effectuer son étude sur la surfusion.

schéma de principe de l'expérience
schéma de principe de l'expérience de David Auerbach

Auerbach réalisa son expérience sur 103 échantillons : 52 contenant de l'eau chaude et 51, de l'eau froide. Ces 103 béchers furent plongés dans un bain d'éthanol dont la température était contrôlée et pouvait être variée à volonté. Afin de faciliter les transferts thermiques, aucun couvercle n'a été déposé sur les béchers (donc pas de barrière diathermique entre système et environnement). Chacun des échantillons fut équipé d'un thermomètre situé à 0.5 mm de la parois de verre et proche de la surface de l'eau. Dans cette expérience, la température interne de chaque bécher fut mesurée de manière constante. Cette expérience fut répétée 3 fois de suite pour des amplitudes thermiques différentes au niveau du bain d'éthanol. Dans les trois expériences, la température Ta de l'éthanol fut variée de manière décroissante entre les deux bornes d'un intervalle choisit à l'avance : 0°C>Ta>-6°C; -6°C>Ta>-18°C et Ta<-18°C. Dans la première expérience (0°C>Ta>-6°C), l'eau surfusiona rarement, dans la troisième (Ta<-18°C), seule l'eau adjacente à la parois des béchers surfusione avant de geler. Ce fut dans le second intervalle (-6°C>Ta>-18°C) que les résultats furent les plus intéressants.

graphique de congélation
figure 1 - graphique de congélation

La figure 1 (tracée par Auerbach, puis retravaillée sur ordinateur pour les besoins de cette page) montre 4 courbes de congélation caractéristiques enregistrées près de l'interface air/eau (toujours à 0.5 mm de la parois), elle correspond à la deuxième expérience, plus particulièrement avec Ta=-12°C. Les deux premières courbes (en bleu) représentent l'évolution de la température de deux échantillons d'eau froide par rapport au temps et les deux autres (en rouge), deux échantillons d'eau chaude. Le saut abrupte des courbes pour atteindre l'ordonnée 0°C correspond à l'instant de congélation spontanée dite homogène (après la congélation, l'enregistrement est interrompu). On peut voir sur ce graphique qu'un échantillon d'eau chaude tarde à geler (t=560s) : la surfusion est intense. On va maintenant s'intéresser de plus près à cet échantillon là.

La courbe correspondante peut être décomposée en trois parties. La première phase de congélation de type Newtonien (pendant laquelle : Dt=Q/a avec Dt : augmentation du temps ; Q : capacité de chaleur ; a : coefficient de transfert de chaleur) se situe de t=0 à t=160s. Cette phase est suivie d'une autre (jusqu'à t=400s) pour laquelle la température décroît considérablement (de 0.5°C/s à 1°C/min) à cause de la poussée provoquée par les mouvements de convection (dont la vitesse maximale est de quelques mm/s) eux-mêmes dus aux différences locales de densité de l'eau ; on a un flux de tourbillons au niveau de la parois augmentant ainsi les transferts de chaleur avec l’environnement. Les trois soubresauts à 200, 300 et 360s furent causés par des chocs volontaires afin de voir si cela provoquerait une congélation spontanée, un arrêt de la surfusion (ce qui n'eut pas lieu). Pour Auerbach, tous ces aspects de la courbe (de même que sa sinuosité) montrent la tendance à la stratification stable, qui indique que la propagation des ondes importantes devient possible. Durant cette période, l'échelle de temps de la convection locale de congélation est définie par la formule : v/(b.g.DT².d) où v : viscosité cinématique ; b : coefficient d'expansion ; g : pesanteur terrestre ; DT : variation de température et d : longueur caractéristique. Cette échelle devient infinie à 4°C (car b tend vers 0) : la congélation redevient newtonienne (la convection cesse, la température diminue plus vite sur la parois). Cette phase a une nature exponentielle et est très différente entre la courbe de l'échantillon chaud gelant le premier et celle de l'échantillon froid gelant le dernier. Ce comportement est largement dû à la vitesse et à la répartition spatiale des mouvements de convection et il est généralement sensible aux conditions initiales.

tableau 1 :
températures de fusionprobabilités empiriques
tfchaudfroid
0°c / -2°c 0,41 0,23
-2°c / -4°c 0,15 0,22
-4°c / -6°c 0,13 0,56
-6°c / -8°c 0,10 0,19
-8°c / -10°c 0,21 0,00

Le tableau 1 montre les probabilités (calculées par Auerbach) respectives des échantillons chauds et froids d'atteindre une température particulière de surfusion avant de geler. On remarque que les températures les plus probables pour les échantillons chauds de geler sont 0°C>Tf>-2°C, celles pour les échantillons froids sont -4°C>Tf>-6°C (la surfusion en dessous de -9°C n'a jamais été observée pour des échantillons froids). La question que s'est alors posé David Auerbach est la suivante : pourquoi les probabilités sont-elles différentes ? Quatre réponses lui vinrent à l'esprit. La première est que la sensibilité aux conditions initiales est grande dans le processus de congélation, ce que semblaient démentir les essais ultérieurs effectués par lui et son équipe avec de l'eau déminéralisée, de l'eau saturée au CO2 et de l'eau de rivière. Une seconde possibilité est que les expériences sont sensibles à l'état de propreté des béchers (seulement rincés, nettoyés avec un détergent, non rincés, etc.), en effet ce dernier affecte aussi bien les conditions chimiques que physiques initiales de l'expérience mais cela ne sembla pas provoquer de différences signifiantes dans les résultats ; et c'est d'ailleurs pourquoi Auerbach ne poussa pas d'étude méthodique sur ce point. Il était toujours étonné de voir que les temps de congélation variaient beaucoup pour des conditions presque identiques. Une troisième explication pour la probabilité maximale de l'échantillon chaud serait que la température de congélation augmente avec la température ambiante (car on a des probabilités décroissantes lorsque les températures décroissent) ; de plus la probabilité de 0.21 pour -8°C>Tf>-10°C est selon Auerbach encore plus exceptionnelle, et il ne peut pas fournir d'explication pour cette anomalie. La dernière réponse possible est que les 103 expériences réalisées ne soient pas un échantillon représentatif, ce que concède Auerbach. De toute manière cela ne semblerait pas faire de différence avec le mécanisme de l'effet Mpemba, assure-t-il.

Sur la figure 1, on peut remarquer que le premier échantillon d'eau chaude gèle à 200s et que le dernier échantillon froid à geler le fait 50s plus tard seulement. Auerbach fait alors remarquer que si ces deux échantillons avaient gelé en même temps, alors l'effet Mpemba aurait sans doute pu avoir lieu. Pour les 103 expériences, la probabilité pour que l'effet Mpemba eut lieu est 0.53 pour -5°C>Ta>-8°C et 0.24 pour -8°C>Ta>-11°C. Lors de ces expériences, l'effet Mpemba n'apparut pour aucun autre intervalle de température ambiante (celle du bain d'éthanol).

dendrite
dendrite

Après avoir commenté les courbes, intéressons-nous désormais à l'apparence des échantillons. Pour cela, nous devons distinguer clairement deux types de congélation : la congélation spontanée dite homogène et le type "Stefan" de congélation qui correspond aux mouvements du front congelant depuis la parois du béchers vers le centre du liquide. Après être entrée en surfusion pendant un certain temps, une fraction CwDT/Lf de l'eau gèle (Cw : capacité calorifique de l'eau =4.18J.g-1.°C-1 ; DT : température de surfusion ; Lf : chaleur latente de fusion de l'eau =333 J.g-1), par exemple : 1/16 pour DT =5°C. La forme de la glace obtenue spontanément (lors de la congélation homogène) est dendritique, et ce, sur une mince couche le long de la parois pour les échantillons gelés le plus tôt (pour lesquels la surfusion se produit seulement à proximité de la parois) ou bien les dendrites s'étendent jusqu'au centre du liquide pour les échantillons qui gèlent plus tardivement (car ceux-là surfusionent dans leur totalité). Auerbach aura remarqué que pour un degré de surfusion modéré (DT petit), ce motif radial (les dendrites) ne se forme qu'à proximité de l'interface air/eau ; alors que pour une surfusion encore plus extrême, ce motif est si épais et développé à travers tout le volume que la matrice entière glace/eau semble superficiellement congelée en prenant une apparence opaque. On différencie le mieux les échantillons chauds des autres froids lorsque le front de congélation de type "Stefan" commence à ce déplacer : les échantillons chauds évaporent l'air dissout sous la forme de petites bulles, le liquide prend alors une couleur grisâtre. Explications : pour une même température négative environnante, la tension de vapeur de l'eau en surfusion est toujours supérieure à celle régnant au-dessus de la phase glace (on a donc évaporation). La pression d'équilibre de la vapeur correspond à la densité des molécules d'eau qui sont à l'état gazeux, on observe en fait un échange continu de molécules entre l'atmosphère et le liquide : des molécules d'eau se vaporisent et d'autres se liquéfient. Lorsque ces échanges se compensent parfaitement, on dit qu'il y a équilibre, mais ici ce n’est pas le cas : l’évaporation l’emporte. Cette pression de vapeur est la pression exercée par les molécules de gaz sur l'interface eau/air. Dans les expériences d'Aurbach, elle provoque le phénomène de cavitation : sous l'effet des mouvements de convection, l'eau contient des bulles de vapeur qui opacifient la solution.

D'après Auerbach, les personnes ayant observé l'effet Mpemba ont souvent été trompées car elles croyaient que la congélation spontanée du dernier échantillon chaud (eau en surfusion à travers tout l'échantillon qui laisse penser qu'il y a eut une congélation complète mais le front gelant est immobile sur la parois) était plus avancée que celle du premier échantillon froid à avoir gelé (surfusion restreinte à la parois, tout comme le front de congélation, on a donc un grand volume liquide). Il est souvent difficile de distinguer cet effet à celui de Mpemba sans observer très attentivement la parois du récipient chaud, précise Auerbach. La probabilité pour le vrai effet Mpemba d'avoir lieu dans les réfrigérateurs normaux (-4°C>Ta>-8°C) est d'un peu plus de 0.50, une chance sur deux ! Il est bien évident que des volumes très petits donnent de bien meilleurs résultats : la température de surfusion y sera plus basse alors que des volumes plus grands (un lac, par exemple) vont surfusioner moins longtemps.